Pier
Paolo Pasolini, Lecteur de Christian Metz
Le lecteur ne
ma”trisant pas l'italien a du patienter jusqu'en 1976 pour dŽcouvrir "La langue Žcrite de la rŽalitŽ"
dans le recueil d'articles de Pasolini rŽunis sous le titre "L'expŽrience hŽrŽtique"[1].
Ecrit dix ans plus t™t, cet essai acquiert une toute autre signification
lorsqu'il para”t en France car il prend place dans un dŽbat qui oppose alors les
thŽoriciens du cinŽma. Aujourd'hui, une nouvelle lecture permet de mettre en
perspective et la prise de position de Pier Paolo Pasolini et la controverse
dans laquelle ce texte s'insre. Relire aujourd'hui "La langue Žcrite de la rŽalitŽ", quarante annŽes aprs sa rŽdaction,
engendre une distorsion entre le texte et sa (re)lecture; mais une distorsion
fŽconde puisqu'elle permet de mettre ˆ jour nombre de questions sur la relation
thŽorie du film / histoire.
En 1966, Pier Paolo
Pasolini intervient dans le champ de la linguistique pour prendre le
contre-pied des positions dŽveloppŽes dans un article fameux Žcrit par
Christian Metz, "Le cinŽma, langue
ou langage?". PubliŽ en 1964 dans le cŽlbre numŽro 4 de la revue Communication, l'article de Metz a
constituŽ une vŽritable "rupture"[2] dans
la thŽorie du film et comme toute avancŽe thŽorique, ce texte a ŽtŽ l'objet de
nombreuses lectures critiques.
Pour Metz, les
Žcrits sur le cinŽma ont ŽtŽ trop longtemps marquŽs par l'imprŽcision
conceptuelle. Langues, langage, cinŽlangue ou cinŽ‑langage, tous ces
termes Žtaient employŽs, indiffŽremment, par les thŽoriciens et autres
Žcrivains du cinŽma, sans moindre rŽfŽrence ˆ la linguistique. Pire ˆ la suite
de l'essor de cette discipline, certains ont voulu affiner leur Žtude sur le
cinŽma en transposant, sans recul, les instruments d'analyse forgŽs par la
linguistique. Christian Metz clarifie la situation en rŽpondant, avec nettetŽ,
ˆ la question originelle :
"Il nous parait convenable de regarder le cinŽma comme un langage sans langue."[3]
Metz s'appuie sur
une dŽfinition stricte de la langue empruntŽe ˆ AndrŽ Martinet et la confronte
au langage cinŽmatographique. En suivant la dŽfinition de Martinet, le cinŽma
ne saurait tre un instrument de communication puisqu'il fonctionne ˆ sens
unique sans possibilitŽ de rŽponse de la part du spectateur. Metz constatera
d'autres diffŽrences capitales entre le cinŽma et la langue. En effet,
pour AndrŽ Martinet, il ne peut y avoir de langue au sens strict sans
l'existence d'une double
articulation. Or, "le cinŽma n'a
rien en lui qui corresponde ˆ la deuxime articulation, fžt‑ce par
mŽtaphore"[4]. La condition d'existence
de cette capitale deuxime articulation est toujours selon Martinet que
"la force du signifiant soit
indŽpendante de la nature du signifiŽ"[5]. De
plus, les phonmes sont des unitŽs distinctives qui ne possdent pas de
signification propre. Or, au cinŽma, signifiant et signifiŽ sont Žtroitement
liŽs; la sŽparation entre les deux niveaux s'avre impossible. Le signifiant
est l'image et le signifiŽ est le reprŽsentŽ par l'image. De cette image, nous
ne pouvons pas ™ter le signifiant sans altŽrer le signifiŽ: il n'existe pas de
deuxime articulation au cinŽma. Mais de surcro”t, le cinŽma n'a rien en
lui qui corresponde ˆ la premire articulation. Dans la langue, les ŽnoncŽs se
dŽcomposent, dans un premier temps, en unitŽs douŽes de sens dont les plus
petites sont nommŽes morphmes (ou monmes). Or, il est clair que le cinŽma n'a
pas de phonmes et :
"qu'il n'a pas non plus quoi qu'on ait dit, de "mots". Il n'obŽit pas ‑ sinon par moments et en quelque sorte par hasard ‑ ˆ la premire articulation. Il faudrait montrer que les embarras quasi insurmontables dans lesquels se lancent les "syntaxes" du cinŽma tiennent pour bonne part ˆ une confusion initiale : l'image y est dŽfinie comme un mot, la sŽquence comme une phrase. Or l'image (du moins celle du cinŽma) Žquivaut ˆ une ou ˆ plusieurs phrases et la sŽquence est un segment complexe de discours."[6]
En consŽquence, la
langue, systme d'inter‑communication, ne correspond absolument pas au
cinŽma, moyen d'expression, fort peu systŽmatisŽ et dŽpourvu de double
articulation. MalgrŽ quelques notes restrictives, ce jugement sans appel occupe
une place centrale et fondamentale dans la dŽmarche de Christian Metz qui
n'est, du reste, jamais revenu sur les conclusions de son essai.
De nombreuses fois,
Christian Metz a affirmŽ le caractre essentiellement narratif du cinŽma.
Puisque "tout film est un film de
fiction", le cinŽma se confond, pour lui, avec la narration et il
convient de penser 1'Žtude sŽmiologique du cinŽma comme une sŽmiologie de la
narration au cinŽma. Dans cette logique, il entend construire "une grande syntagmatique du film narratif"
afin d'Žtudier le film dans sa nature mme, car :
"Il faudra Žtudier la richesse, l'exubŽrance mme des agencements syntagmatiques que le film autorise (É) et l'opposer ˆ la surprenante pauvretŽ des ressources paradigmatiques du cinŽma."[7]
En fait, toute sa
dŽmarche se trouve autorisŽe par le fait que le cinŽma est un langage et non
une langue. Car si le cinŽma n'est pas une langue, rigoureusement, il ne
peut y avoir de rapports paradigmatiques significatifs entre les mots que
le cinŽma ne possde pas ni de rapports distinctifs entre les phonmes qu'il
n'a pas non plus. En consŽquence, avec cette acceptation stricte de la langue,
si il est vain de construire une paradigmatique du film, il est capital d'en
faire une syntagmatique. DŽsirant construire une sŽmiologie de la dŽnotation,
il rencontre la syntagmatique "au
centre des problmes de la dŽnotation filmique", et centrera, en
consŽquence, son travail sur une syntagmatique du film. Mais cette dernire
n'existe que si le cinŽma est un langage sans langue. La dŽmonstration de la
nature du cinŽma restait donc ˆ faire; ce fut aisŽ ˆ rŽaliser. Un point reste,
cependant, ˆ expliciter : le choix de Metz en faveur de la dŽnotation. La sŽmiologie,
selon son propre aveu, aurait pu tre, au cinŽma, une sŽmiologie de la
connotation comme elle est une sŽmiologie de la dŽnotation.
A la suite de Metz,
les sŽmiologues placent la dŽnotation au cÏur de leurs recherches. Construite
en opposition au subjectivisme des diffŽrents Žcrits et thŽories du cinŽma, la
dŽmarche de la sŽmiologie tend ˆ isoler un objet film, un texte susceptible de
lecture objective. En d'autres termes, les sŽmiologues dŽsirent "scientifiser" l'approche du cinŽma
et, pour ce faire, seule la dŽnotation le permet au contraire de la connotation
qui contraint ˆ prendre en compte la perception individuelle :
"Ainsi, lorsqu'on arrive dans le film aux "petits" ŽlŽments, la sŽmiologie propre du cinŽma rencontre ses limites et voit sa compŽtence s'Žvanouir: qu'on l'ait voulu ou non, on se trouve renvoyŽ aux mille vents de la culture, aux murmures confus de mille autres paroles: la symbolique du corps humain, le langage des objets, le systme des couleurs (pour les films en couleur) ou les voix du clair‑obscur (pour les films noir et blanc), le sens du vtement, le discours du paysage..."[8]
Et quÕil y a-t-il de
plus dŽprimant pour un scientifique que de voir sa compŽtence sÕŽvanouir ? Dans le mme mouvement, la dŽmarche
s'inscrit dans un procs de lŽgitimation du cinŽma. La non prise en compte du
subjectif, du contingent, permet d'expulser en premier lieu le politique qui
porte atteinte ˆ la puretŽ de l'Art[9].
L'analyse de contenu bannie, le sŽmiologue peut, ˆ la fois, se concentrer sur
la forme qui constitue la spŽcificitŽ du cinŽma et revendiquer sa place ˆ
l'UniversitŽ o le cinŽma sera dŽsormais enseignŽ... Dans ce champ scientifique
quÕils contribuent ˆ crŽer, les sŽmiologues occupent d'emblŽe une position de
force qu'ils tiendront fermement. Pour toutes ces raisons, la sŽmiologie
rejette la connotation et sa complexitŽ. Enfin, l'objectivisation du film
permet de crŽer un film‑texte que le chercheur sŽmiologue pourra faire
sien. DŽmiurge, il devient propriŽtaire de l'Ïuvre cinŽmatographique car
il en dŽtient les codes. Plus, ayant critiquŽ, avec compŽtence, la notion
d'auteur au cinŽma, le voila seul et unique crŽateur du cinŽma...
C'est ˆ un crŽateur
vŽritable du cinŽma que reviendra la lourde t‰che de produire une lecture
critique des thses de Christian Metz.
Pier Paolo Pasolini
prend des prŽcautions et commence par rendre un hommage appuyŽ au travail de
Metz : son article est qualifiŽ de "splendide"
et Pasolini avoue que sa lecture l'a conduit "ˆ revoir, ˆ repenser et ˆ renier plusieurs points"[11] de
sa thse. La lŽgitimitŽ de Metz est dŽjˆ Žtablie et mme un iconoclaste comme
Pier Paolo Pasolini doit la saluer. Mais de surcro”t, il respecte Christian
Metz car il ressent une vŽritable stimulation ˆ la lecture de son travail.
D'autre part, la dŽmarche de Metz l'intŽresse dans la mesure o son caractre
scientifique permet de combattre les thŽories alors dominantes qui expliquent
"le cinŽma par le cinŽma en crŽant
ainsi une obscure ontologie"[12].
Cette prise de position constitue le premier point d'une introduction qui en
compte sept "d'une
interdisciplinaritŽ extravagante". Parmi ces sept points qui fondent
sa propre rŽflexion, le troisime demeure toujours d'actualitŽ :
"Il est probablement erronŽ de parler de cinŽma : il serait plus exact de parler d'une "technique audiovisuelle", comprenant Žgalement la tŽlŽvision."[13]
Puis il pose ses
postulats. Bien que conscient que son "ambition
de dŽterminer les caractres d'une langue cinŽmatographique" soit
"scandaleuse par rapport ˆ la
linguistique saussurienne", il n'en est pas moins convaincu "qu'il existe une vŽritable
"langue" audiovisuelle du cinŽma et que l'on peut, par consŽquent, en
dŽcrire ou en esquisser une grammaire"[14].
Mais pour dŽmontrer sa thse, il doit affronter dŽsormais celle de Metz.
D'emblŽe, Pasolini fait remarquer
fort justement que :
"Metz dŽmonte les thŽories du cinŽma antŽrieures, sans bien discerner le fait qu'elles Žtaient surtout, et en partie sans en avoir conscience, des thŽories stylistiques; et que leur code n'Žtait pas linguistique mais prosodique."[15]
Effectivement, les
premiers thŽoriciens ne souciaient pas d'orthodoxie linguistique mais
cherchaient ˆ penser le cinŽma en train de se faire. Plus, pour les SoviŽtiques
mis en cause dans le texte de Metz et le premier d'entre eux Eisenstein, ce qui
importait c'Žtait le cinŽma vivant qu'ils dŽsiraient mettre au service de la
rŽvolution d'octobre. Il sÕagissait Žgalement de dŽfendre thŽoriquement leurs
pratiques cinŽmatographiques dans un moment o les luttes politiques
extrmement ‰pres nÕŽpargnaient pas les arts et o la dŽfaite pouvait se solder
par un dŽpart pour le goulag ou une balle dans la nuque dans les caves de la
Loubianka.
Puis, Pier Paolo
Pasolini reprend la dŽmonstration de Metz ˆ partir de son recours ˆ Martinet et
revient sur la question de la double articulation. Au prŽalable, il demande
d'tre "prts ˆ accepter jusqu'ˆ
l'existence scandaleuse d'une langue sans double articulation"[16].
Pasolini n'a jamais eu l'habitude de se laisser brider par le conformisme ou le
dogmatisme! Mais, c'est pour tenter, tout de suite aprs, de dŽmontrer
l'existence de la seconde articulation dans le langage cinŽmatographique. Cette
argumentation en deux temps peut sonner ˆ la manire du chaudron flŽ de Freud. Pour autant, cette attitude est conforme ˆ
la personnalitŽ du pote. Comme le rappelle Franco Fortini ds 1960 "l'inspiration, l'impulsion premire de tout
ce qu'Žcrit Pasolini est fondŽe sur l'antithse".
"Chez Pasolini l'antithse est dŽcelable ˆ tous les niveaux de l'Žcriture, jusqu'ˆ la figure la plus frŽquente, l'oxymore, qui permet de formuler deux affirmations contraires ˆ propos d'un mme objet."[17]
Pour Pier Paolo
Pasolini, l'unitŽ minimale, indispensable pour que la seconde articulation
puisse s'effectuer, existe bien au cinŽma, elle est constituŽe non par l'image
entendue par "ce "coup
d'Ïil" qu'est le plan" mais par "les divers objets qui composent un plan" qu'il nomme "cinmes" par analogie avec
phonmes. Si les phonmes sont peu nombreux et obligatoires, "les cinmes sont infinis, ou du moins
innombrables" mais ils sont Žgalement obligatoires et intraduisibles
en tant que "fragments bruts de
rŽalitŽ".
Ensuite, Pier Paolo
Pasolini poursuit son raisonnement en reprenant, point par point, la thŽorie de
la langue chez Martinet. Cette dŽmonstration technique est destinŽe ˆ montrer
que, mme sur le terrain spŽcialisŽ, la thse de Metz est discutable et ne va
pas de soi. Pour Pasolini, il est possible d'Žtablir un parallle entre cinŽma
et Žcriture car ils fonctionnent sur des modes identiques. Le cinŽma "fixe" sur pellicule des actes, du
comportemental tout comme l'Žcrit "fixe"
sur papier des mots qui vivent et bougent gr‰ce ˆ leurs locuteurs. La langue
vivante est bien celle utilisŽe ˆ l'oral dans les situations de communication
et l'Žcrit n'en est que la transcription. De mme pour le cinŽma, la langue de
l'action prŽexiste et est transcrite par les films. En conclusion :
"La vie tout entire, dans l'ensemble de ses actions, est un cinŽma naturel et vivant: en cela, elle est linguistiquement l'Žquivalent de la langue orale dans son moment naturel ou biologique."[18]
Bref, le cinŽma est
bien la langue Žcrite de la rŽalitŽ
et il faut entreprendre, ˆ travers lui, "la sŽmiologie de la rŽalitŽ". Ce programme a Žvidemment de
quoi donner le vertige ˆ tout intellectuel. Mais Pasolini ne manque pas de
dŽtermination :
"I1 faut avoir le courage de voir que c'est la vie tout entire qui parle. Ce qu'il faut donc faire, c'est la sŽmiologie du langage de l'action, en un mot, la sŽmiologie de la rŽalitŽ. Ce qui revient ˆ Žlargir le champ d'action de la sŽmiologie et de la linguistique au point de perdre la tte ˆ l'Žvocation de cette possibilitŽ, ou de sourire ironiquement, comme le font ˆ juste titre les spŽcialistes."[19]
Pour autant, il
semble bien que l'essentiel soit ailleurs. La lecture de l'ensemble des textes
recueillis dans L'expŽrience hŽrŽtique
invite ˆ formuler cette hypothse. Dans un article de 1965, Le cinŽma de poŽsie, Pier Paolo Pasolini
concde que le dŽveloppement de la sŽmiotique contraint ˆ tenir compte de la
terminologie qu'elle a forgŽe. Or, il cherche, avant tout, ˆ dŽfinir une langue
de poŽsie au cinŽma qu'il oppose ˆ la langue de prose propre au cinŽma
narratif. Car, la langue de prose narrative, "telle qu'elle s'est historiquement formŽe dans ces premires dŽcennies,
est tendanciellement naturaliste et objective[20]".
Et, bien sžr en tant que rŽvolutionnaire, Pasolini dŽteste le naturalisme :
"Le naturalisme est ˆ l'Žvidence quelque chose qui coule dans les veines : et il se mle ˆ une idŽologie d'"acceptation" rŽsignŽe, dŽbonnaire ou crŽpusculaire."[21]
Il dŽsire inscrire ˆ
la fois son cinŽma et sa rŽflexion sur ce mode d'expression dans une tradition
du cinŽma de poŽsie dont Le chien andalou
de Luis Bu–uel serait pour lui le parangon et il entend bien soutenir le
renouveau du cinŽma de poŽsie en y participant. Ce renouveau[22], il
le peroit chez des cinŽastes de la modernitŽ comme Antonioni, Bertolucci,
Godard, Rocha, etc. Il assimile ce cinŽma nouveau ˆ un nŽo-formalisme et ˆ la
prise de pouvoir d'un auteur/pote qui s'exprime ˆ la premire personne. Contre le cinŽma de prose o la camŽra
discrte se fait oublier, le cinŽma de poŽsie doit "faire sentir la camŽra", entre autre, par "le cadrage insistant" voire "obsŽdant".
Aprs son essai sur La langue Žcrite de la rŽalitŽ, il
reviendra ˆ plusieurs reprises sur sa thse ; chaque intervention lui
permet de prŽciser sa pensŽe sans bouleverser son orientation gŽnŽrale. Il fut
Žvidemment l'objet d'attaque de la part des sŽmiologues qui prirent la dŽfense
de Christian Metz. A Umberto Eco qui l'accuse de "singulire ingŽnuitŽ sŽmiologique"[23],
Pasolini revendique son ingŽnuitŽ dans un premier temps avant de
contre-attaquer en engageant Umberto Eco ˆ oser se libŽrer de son dogmatisme
qui l'empche de conduire son analyse jusqu'ˆ son terme.
"Je voudrais que l'on aille jusqu'au bout. Je ne voudrais pas m'arrter sur le bord de l'ab”me sur lequel tu t'arrtes. Je voudrais qu'aucun dogme n'ait de valeur: alors que chez toi, sans le vouloir, deux dogmes au moins, sont confirmŽs: le dogme de la sŽmiologie telle qu'elle existe, et le dogme du la•cisme."[24]
Pier Paolo Pasolini
n'oublie jamais son engagement politique et recadre ce mouvement esthŽtique
dans une Žvolution plus vaste du cinŽma et de la sociŽtŽ dans lequel il est
produit. Revenant sur l'opposition entre cinŽma de prose et cinŽma de poŽsie
lors d'un entretien avec les rŽdacteurs de la revue Cinema e Film, il dŽclare :
"L'avnement de l'industrialisation du cinŽma et le parlant ont fait du cinŽma, essentiellement, une "langue de prose narrative". Actuellement, le "cinŽma de poŽsie" rena”t: signe que l'industrie peut trouver une "deuxime cha”ne" de distribution pour Žlites."[25]
AujourdÕhui aprs
les avancŽes dans lÕhistoire Žconomique du cinŽma, ce lien entre procs
d'industrialisation et gŽnŽralisation de la narration a ŽtŽ dŽmontrŽ et
lÕanalyse de Pasolini confortŽe. En effet, la gŽnŽralisation du long mŽtrage qui
rŽpondait ˆ une demande des exploitants pour conquŽrir un public plus solvable a
conduit, d'une part, ˆ la victoire de la narration et, d'autre part, les cožts
s'accroissant considŽrablement, ˆ l'adoption de modes industriels de production
et de gestion. Le passage au long mŽtrage marque une rupture capitale dans
l'histoire du cinŽma : c'est la vŽritable rŽvolution que l'avnement du parlant
ne fera que parachever. AccompagnŽ de complŽments de programme (courts
mŽtrages, actualitŽs, etc.) il permet d'occuper toute une soirŽe et de
lŽgitimer un prix d'entrŽe permettant l'amortissement des investissements
consentis ˆ la fois dans la salle et dans les studios. Sa gŽnŽralisation
transforme en profondeur les donnŽes globales de l'Žconomie du cinŽma comme de
l'esthŽtique du film, et fixe la
perception sociale de ce nouveau loisir jusqu'alors encore assez floue :
"Avec l'arrivŽe d'une vague de longs mŽtrages en 1912-1913, les programmes s'organisent dorŽnavant autour du "grand film", du film de fiction de long mŽtrage qui domine ˆ tel point la hiŽrarchie thŽ‰trale que tout autre ŽlŽment sera peu ˆ peu exilŽ hors de la salle. Avec la construction ˆ partir de 1913 de nouvelles salles spŽcifiquement dŽdiŽes au "cinŽma", avec l'adoption de l'orgue ˆ effets comme pice ma”tresse d'un nouveau style d'accompagnement musical standardisŽ, le "cinŽma" peut enfin se dire cinŽma tout court."[26]
Le long mŽtrage entra”ne la victoire
dŽfinitive de la narration : pour tenir l'attention d'un spectateur durant plus
d'une heure, il est impŽratif de lui raconter une histoire dans laquelle il
puisse se projeter. En consŽquence, les rgles du cinŽma de la transparence
vont devenir dominantes, et metteurs en scne et scŽnaristes prendront une
importance dŽcisive dans le processus de production. Le cožt du film oblige ˆ
passer de la location au forfait ˆ la rŽpartition de la recette au pourcentage.
Afin d'Žviter une Žvasion des recettes, ce mode de rŽmunŽration implique ˆ son
tour une organisation rigoureuse de la profession qui contr™le la remontŽe des
recettes et leur juste rŽpartition entre les diffŽrents ayants droit. Par
ailleurs, le partage de la recette au pourcentage responsabilise l'ensemble des
intervenants de la filire, dont l'interdŽpendance se renforce. Les
investissements de plus en plus importants nŽcessitent l'appel au capital
bancaire qui impose des mŽthodes de gestion rigoureuses pour se garantir. Bref,
le long mŽtrage contraint le cinŽma ˆ abandonner compltement un mode de
fonctionnement artisanal pour entrer dŽfinitivement dans l're industrielle.
Enfin, leur prix de revient s'envolant les films devront, dŽsormais pour
s'amortir, tre projetŽs dans des milliers de salles. Le pays qui possŽdera le
plus de salles sera en dŽfinitive celui qui pourra monter les productions les
plus luxueuses, les plus ambitieuses, puisque la taille du marchŽ intŽrieur lui
permettra de les amortir et qu'il sera en mesure de rŽpondre ainsi ˆ
l'Žvolution de la demande et de faire vivre un parc de salles consŽquent. La
clŽ de l'Žconomie du film se situe bien dans la salle.
Cette dÕexplication Žconomique
et historique de la victoire de la narration s'oppose, bien Žvidemment, ˆ la
conception idŽaliste du ma”tre de la sŽmiologie qui considre la narration
comme constitutif de la nature du cinŽma. Les textes de Metz foisonnent d'assertions
rŽpŽtŽes ; le cinŽma serait bon raconteur,
il aurait la narrativitŽ bien chevillŽe
au corps[27]. C'est cette nature du
cinŽma qui explique la rŽussite fulgurante et jamais remise en question de la
narration dans le film. Quelle est donc cette nature ? C'est la narration
! Nous sommes bien en prŽsence d'une tautologie
ˆ l'infini selon l'expression de Michel Cegarra[28], et
surtout d'une reconstitution d'une nouvelle ontologie du cinŽma fondŽe sur la
narration que le matŽrialiste Pasolini ne saurait accepter.
De plus, Pier Paolo
Pasolini esquisse une idŽe novatrice dans une sorte d'intuition gŽniale: le
renouveau du cinŽma de poŽsie constitue une rŽponse de l'industrie ˆ la
transformation du public. En effet, depuis la fin des annŽes cinquante en
Europe continentale, le cinŽma vit une pŽriode de grande mutation qui se
matŽrialise par une chute terrible de la frŽquentation[29] et
par une modification en profondeur du public. Le cinŽma cesse d'tre un loisir
populaire pour devenir progressivement, en Europe particulirement, une
pratique culturelle des Žlites urbanisŽes. Au moment o Pasolini Žlabore sa
thŽorie, ce mouvement s'amorce ˆ peine mais il n'Žchappe pas ˆ l'acuitŽ du
regard du cinŽaste pote ˆ laquelle il convient ici de rendre hommage. D'autant
qu'aujourd'hui, o cette mutation du public s'est accomplie, fort peu de
rŽflexions en font Žtat. Les Žcrits, par exemple, sur la Nouvelle Vague ne
prennent jamais en compte cette dimension certes heuristique mais qui rŽduit,
du mme coup, lÕautonomie des cinŽastes revendiquŽe comme constitutive du
statut dÕauteur.
Sur l'Žvolution
globale de la sociŽtŽ, Pier Paolo Pasolini sÕinscrit ˆ la fois dans la
filiation de Gramsci et Žtend au cinŽma des annŽes 60 les analyses de lÕŽcole
de Francfort qui sÕŽtait dŽjˆ appuyŽe sur le cinŽma pour Žtudier "La production industrielle des biens
culturels"[30]. Ainsi,
Pasolini lie la "forte reprise
gŽnŽrale du formalisme" au "dŽveloppement
culturel du nŽo-capitalisme". Sa conclusion de son article sur Le cinŽma de poŽsie est explicite :
"Tout cela fait partie de ce mouvement gŽnŽral de rŽcupŽration, par la culture bourgeoise, du terrain perdu dans la bataille avec le marxisme et son Žventuelle rŽvolution. Et cela s'inscrit dans ce mouvement, grandiose en quelque sorte, de l'Žvolution, nous pouvons dire anthropologique, de la bourgeoisie, selon les "axes" d'une "rŽvolution interne" du capitalisme: c'est-ˆ-dire le nŽo-capitalisme qui met en discussion et modifie ses propres structures, et qui, en l'espce, rŽattribue aux potes une fonction opsi-humaniste: le mythe et la conscience technique de la forme."[31]
Dans sa conclusion
sur La langue Žcrite de la rŽalitŽ,
Pier Paolo Pasolini revient explicitement sur le fondement de sa dŽmarche en la
rŽsumant ainsi :
"Il faut idŽologiser, il faut dŽ‑ontologiser. Les techniques audio-visuelles constituent dŽsormais une grande part de notre monde, c'est-ˆ-dire du monde du nŽocapitalisme technique qui avance, et qui tend justement ˆ rendre ses techniques a-idŽologiques et ontologiques; ˆ les rendre tacites et absolues; ˆ en faire des habitudes; ˆ en faire des formes religieuses. Nous sommes des humanistes la•ques, ou au moins des platoniciens non misologues : c'est pourquoi nous devons nous battre pour dŽmystifier l'innocence de la technique jusqu'au bout."[32]
La volontŽ est
claire mais nous sommes nŽanmoins en prŽsence d'une Žnigme ou d'un paradoxe
dont la rŽsolution semble difficilement accessible aujourd'hui. Car en quoi
est-il nŽcessaire de dŽmontrer que le cinŽma est langue et non langage pour
l'idŽologiser? D'autant que le marxisme Žprouve de grandes difficultŽs pour
situer la langue dans sa reprŽsentation du monde. Seul, Staline a osŽ adopter
une position nette en soutenant que la langue n'Žtait pas "une superstructure au dessus de la base"[33] et
qu'elle n'Žtait pas, par consŽquent, idŽologique. En revanche, si le cinŽma est
langage, il peut tre soumis ˆ toutes les interrogations idŽologiques. Cette
question irrŽsolue conduit ˆ penser que nous sommes en prŽsence d'une ruse de
Pier Paolo et ˆ citer Gilles Deleuze qui Žcrivait au sujet de la polŽmique
entre Pasolini et les linguistes orthodoxes :
"C'est le destin de la ruse, de para”tre trop na•ve ˆ des na•fs trop savants."[34]
Enfin avec l'emploi
du "nous", Pier Paolo
Pasolini inscrit son travail dans le politique et rejoint, avant l'heure, une
critique de gauche qui a ŽtŽ directement influencŽe par les textes du cinŽaste.
Aprs
l'effervescence de Mai 68, la politique gagne en France la rŽflexion thŽorique
sur le cinŽma ˆ travers les grandes revues consacrŽes au 7me Art.
La critique du langage dominant en l'espce du cinŽma de la qualitŽ [35] conduit
ˆ la critique de la sociŽtŽ dans et pour laquelle ce langage a ŽtŽ conu. GuidŽs
par Bertold Brecht et sa fameuse prescription "La thŽorie de la connaissance doit tre avant tout critique du langage"[36],
les rŽdacteurs de ces revues vont donc aller de la thŽorie du cinŽma vers la
politique et, sur leur chemin, ces nŽophytes en la matire mais toujours soucieux
dÕassises thŽoriques rencontrent la philosophie indŽpassable du moment : le
marxisme.
L'adoption du
matŽrialisme historique les pousse ˆ remettre en question les fondements
thŽoriques des positions de Christian Metz. Ainsi, ˆ un niveau strictement technique,
peut‑on sŽparer aussi radicalement la dŽnotation de la connotation, et
surtout peut‑on postuler l'antŽrioritŽ de la premire? Dans un texte
capital intitulŽ "CinŽma et
SŽmiologie"[37], Michel
Cegarra estime que la conception metzienne des rapports dŽnotation/connotation
se fonde sur une rŽduction abusive de la fonction de la connotation dans le
film. Celle‑ci est rŽduite ˆ une simple fonction d'ornement ou de rajout:
"la connotation est l'ornement du
discours‑film, elle est une rhŽtorique au sens plein du mot"[38]. La
lutte ˆ mort dans le champ de la thŽorie sur le cinŽma entre CinŽthique et Les Cahiers lÕy contraignant, Pascal Bonitzer se doit de poursuivre
cette rŽflexion critique dans un article intitulŽ "RŽalitŽ de la dŽnotation"[39]. A
la suite de Cerraga, Bonitzer estime qu'un cinŽma de la dŽnotation (au sens
metzien) "condamne" la connotation ˆ une fonction de supplŽment
artistique, de redondance expressive. Par consŽquent, cette sŽmiologie
"a pour effet de contraindre le film et sa lecture ˆ niveau sŽmantique transcendantal qui serait "le langage cinŽmatographique" s'articulant de sa fonction narrative."[40]
Pascal Bonitzer ne
saurait accepter la rŽduction du cinŽma ˆ sa fonction narrative. En outre, il
trouve la dŽmonstration metzienne de l'antŽrioritŽ de la dŽnotation dans le
processus cinŽmatographique fort peu convaincante. En effet, Metz dŽmontre
cette antŽrioritŽ ˆ partir du caractre analogique de l'image. Or pense
Bonitzer, cette analogie est un leurre fondŽ culturellement sur une naturalisation
de l'image. Le cinŽma est venu redoubler le leurre "analogique" par
la reprŽsentation illusoire du mouvement et par la construction en continuitŽ
et en transparence de la filmographie "classique". En consŽquence :
"Cet effet de reconnaissance, et cette scne imaginaire, qui sont purement idŽologiques, se trouvent littŽralement consacrŽs par la "scientificitŽ" d'une sŽmiologie instaurant ˆ l'origine du texte filmique (et plus gŽnŽralement du texte figuratif dont le premier "fait partie", ce qui ne va pas d'ailleurs absolument de soi ) un niveau purement dŽnotŽ; mme s'il est admis que, dans tout film concret, il n'existe pas de "pure" dŽnotation, celle‑ci est postulŽe ˆ priori comme fondement d'intelligibilitŽ dans une structure communicative."[41]
L'accusation
formulŽe par Pascal Bonitzer a le mŽrite de la clartŽ ! Elle pose nettement
l'aspect idŽologique de la position thŽorique de Metz. Certes, ˆ la base de
l'intervention de Metz, il y a, peut tre, l'irritation lŽgitime du spŽcialiste
face ˆ l'irresponsabilitŽ conceptuelle. Quelle est l'utilitŽ d'une compŽtence,
si elle n'est pas reconnue socialement? Une note, en fin de texte, exprime
cette mauvaise humeur :
"S'agissant du film on parle le plus souvent de "langue" en toute innocence, comme si jamais personne n'avait ŽtudiŽ le langage. Meiller Žtait donc garagiste ? Troubetzkoy charcutier ?"[42]
Au‑delˆ de
cette rŽaction du linguiste‑scientifique qui trahit un certain mŽpris
pour les sous‑mŽtiers, il y a sžrement autre chose. En effet, Metz
intervient dans un dŽbat qui dŽpasse trs largement les limites de la linguistique
ou mme celles de la sŽmiologie. Cette question concerne, en fait, l'ensemble
du phŽnomne cinŽmatographique. La conception de son texte le prouve bien.
Metz ouvre son essai
par un rappel du cŽlbre entretien entre Roberto Rossellini et les rŽdacteurs
des Cahiers du CinŽma d'avril 1959.
Au cours de l'entrevue, le cinŽaste pose une question innocente sur le montage, qui passa ˆ la postŽritŽ: "les choses sont lˆ, pourquoi les manipuler?".
Les rŽdacteurs de la revue n'avaient pas choisi, au hasard, Rossellini. En
effet, ˆ cette Žpoque, Les Cahiers, ˆ
la suite de leur fondateur AndrŽ Bazin, dŽfendaient un cinŽma du rŽalisme et de
la transparence. Bazin avait constituŽ la plupart de ses thses ˆ partir des
films italiens de l'immŽdiat aprs‑guerre et Rossellini, avec des films
comme Paisa ou Allemagne, annŽe zŽro, se trouve tre le cinŽaste le plus proche du
fondateur des Cahiers. Cette conception du cinŽma, reprises et dŽfendue par Les Cahiers du CinŽma, qui allait donner
naissance ˆ la fameuse Nouvelle Vague du cinŽma franais, s'oppose radicalement
ˆ celle des rŽalisateurs soviŽtiques de la grande Žpoque; ce cinŽma naturaliste
dÕinspiration chrŽtienne peut tre considŽrŽ comme la nŽgation du cinŽma
des soviŽtiques des annŽes vingt. Dziga Vertov ou Eisenstein auraient rejetŽ le
nŽo‑rŽalisme ou la nouvelle vague, comme les pires des rŽgressions :
"Une
des diffŽrences entre "l'ancien" et "le nouveau" cinŽma
tient ˆ la conception du montage. Alors que dans l'ancien cinŽma le montage Žtait un moyen de soudure et de collage, un moyen aussi d'expliquer
les situations de la fable, un moyen en lui‑mme
non perue dŽrobŽ, dans le nouveau cinŽma, il est devenu un des points d'appui, un des points perus, un rythme
peru."[43]
Ces lignes
de Youri
Tynianov pourraient constituer, plus de vingt
ans avant,
l'exact
contre‑pied des thŽories d'AndrŽ Bazin et de ses
successeurs. Elles auraient pu tre de la main de Dziga
Vertov, de Ma•akovski, d'Eisenstein ou de É Pasolini,
tant elles correspondent au "cinŽma
de poŽsie". Les textes
de Bazin sont, en premier lieu, une attaque en rgle du cinŽma ˆ la soviŽtique.
Son propos et sa dŽmarche, essentiellement normatifs, sont d'imposer le "Montage interdit"[44] dans
le film de fiction et c'est, bien Žvidemment, la thse du montage chre aux
soviŽtiques qui est visŽe. Au simple ŽnoncŽ des diffŽrents protagonistes de
cette lutte "thŽorique", les implications politiques et
idŽologiques apparaissent avec clartŽ dans leur amplitude. Si nous tenons
compte de ces prolongements politiques, le dŽbat entre Christian Metz et
Pasolini acquiert un tout autre sens.
Et cela d'autant que
toute la premire partie de l'essai de Metz est consacrŽe ˆ une critique
virulente des thses dŽfendues par les premiers rŽalisateurs soviŽtiques. Metz
reprend, en fait, les arguments dŽjˆ formulŽs par AndrŽ Bazin. Lui aussi part
en lutte contre l'esprit
manipulateur, que Rossellini entendait Žliminer de la pratique cinŽmatographique.
De Bazin, il hŽrite son point de vue normatif et Žthique; son vocabulaire s'en
ressent: il qualifie la formidable efficacitŽ du montage de presque malhonnte[45], il
rŽduit les conceptions esthŽtiques d'Eisenstein ˆ un fanatisme du montage, enfin le refus eisensteinien de la continuitŽ
a quelque chose d'acharnŽ, de presque
gnant [46]. Plus loin, il assimile
l'esprit et la volontŽ du montage absolu au jeu de mŽcano et au train
Žlectrique: "Mecano, train
Žlectrique: jouets ˆ montage"[47].
Cette sŽrie de qualificatifs comporte un nombre trs ŽlevŽ de connotations
pŽjoratives Žvidentes: infantilisme, fanatisme, malhonntetŽ, manipulations,
etc. Toutes ces connotations appartiennent au domaine du discours politique; de
ce fait, Metz se place, sciemment ou non, dans le combat idŽologique et politique.
Mais, il intervient de tout son poids de "spŽcialiste‑technicien‑scientifique"
dans un dŽbat qu'il entend clore dŽfinitivement. La science et sa
lŽgitimitŽ sont mobilisŽes directement pour rŽsoudre une question qui
n'appartient pas au domaine scientifique. Nous sommes, donc, en prŽsence
d'une utilisation idŽologique de la puissance sociale de la science. Pour
assurer un maximum d'efficacitŽ ˆ son discours, Metz ne soufflera pas un mot,
Žvidemment, du contexte historique et politique du dŽbat, ni des implications
et des utilisations idŽologiques que sa position technicienne autorise.
Mieux, avec une
ingŽnuitŽ dŽsarmante, Metz se dŽfend du pŽchŽ politique - "il n'est pas question ici de politique"[48] -
tout en opposant "le sens"
naturel "des choses et des
tres" ˆ "la signification
dŽlibŽrŽe"[49]. En
fait, pour lui, l'Žvolution historique du langage cinŽmatographique, qui a vu
la dŽfaite des soviŽtiques des premires annŽes contre la conception
naturaliste du cinŽma reste, malgrŽ quelques rŽserves, "le rŽsultat d'une Žvolution positive"[50].
Cette position sur l'Žvolution du cinŽma, identique ˆ celles des Cahiers ˆ
l'Žpoque o Bazin dirigeait encore la revue, ne prend pas en compte l'histoire
dans laquelle s'est jouŽe cette transformation qualitative du cinŽma et, pire,
tend ˆ l'occulter. Or cette vision Žminemment rŽductrice de l'histoire du
cinŽma y gagne un supplŽment de crŽdibilitŽ gr‰ce au concours du discours
scientifique de Christian Metz. L'Ïuvre de Metz, par sa rigueur mŽthodologique
et conceptuelle, est affectŽe d'un coefficient de "scientificitŽ"
trs ŽlevŽ. Il n'empche que ses travaux sont obŽrŽs d'un lourd poids
idŽologique dissimulŽ derrire l'apparente neutralitŽ de la dŽmarche
scientifique ; le recours ˆ la lecture dÕElisŽo VŽron sÕavre salutaire et
indispensable :
"Le discours "scientifique" est typiquement un produit social. Pour les discours sociaux, il n'y a pas de sens qui puisse tre "non-idŽologique": cela voudrait dire que l'on pourrait produire du sens en dehors de toute contrainte d'engendrement, ce qui est absurde. Tout discours social est soumis ˆ des conditions de productions dŽterminŽes."[51]
Les exigences
mŽthodologiques de Metz ont fait certes avancer, considŽrablement, la thŽorie
cinŽmatographique mais ont mis ˆ l'abri son Ïuvre du questionnement
idŽologique. DŽcourageant toute critique, la rigueur de ses travaux a ŽtŽ
instrumentalisŽe ensuite par ses hŽritiers pour leur assurer la ma”trise du
champ. Seul un cinŽaste de la stature de Pier Paolo Pasolini pouvait rivaliser
avec Christian Metz. C'est sžrement pourquoi Pasolini choisit de demeurer
principalement sur le terrain technique et ne se situe jamais directement sur
celui du politique. Cependant ˆ plusieurs reprises, des rŽflexions renvoient au
cÏur mme du dŽbat comme lorsqu'il critique le plan-sŽquence, technique
emblŽmatique du cinŽma du montage interdit et situŽe au cÏur de l'esthŽtique
pr™nŽe par AndrŽ Bazin.
"Le plan-sŽquence, en pratique, est un procŽdŽ naturaliste. (É) Voilˆ pourquoi j'Žvite le plan-sŽquence : parce qu'il est naturaliste et doncÉ naturel. (É) Dans mon cinŽma, le plan-sŽquence est donc compltement remplacŽ par le montage."[52]
A plusieurs
reprises, il dŽnonce l'idŽologie naturaliste et dŽfend mme, sans le dire,
l'exacte antithse de Rossellini lorsqu'il dŽclare :
"Le naturalisme aussi est un trucage et une manipulation."[53]
En fait, c'est tout
le soubassement idŽologique de la dŽmarche de Christian Metz qui devait tre
insupportable ˆ la fois au cinŽaste et au matŽrialiste qui dŽsirait nŽanmoins
se confronter ˆ la rigueur de la pensŽe du ma”tre de la sŽmiologie. Par
ailleurs, une critique uniquement politique aurait rŽduit sa portŽe. Enfin,
Pier Paolo Pasolini a fait preuve d'ŽlŽgance intellectuelle en rŽpondant ˆ
Christian Metz en se plaant sur son terrain et en utilisant ses propres concepts.
L'ensemble
du dŽbat semble dŽsormais dŽcalŽ et procure, cependant, une grande fra”cheur :
lÕenthousiasme du communiste Pasolini tranche radicalement avec lÕeau tide du
consensus mou produit par le rejet du politique qui rgne depuis que la fin de
lÕhistoire et des idŽologies a ŽtŽ proclamŽe. Rendons gr‰ce donc, in fine, au cinŽaste pote et ˆ sa
formidable passion pour les idŽes ! Et en conclusion, acceptons sa
requte: "Qu'on m'accorde la libertŽ
du pote qui dit librement des choses libres."[54]
RŽfŽrence dans : Georges Didi-Huberman, Peuples exposŽs, peuples figurants, Paris, Minuit, (L'Ïil de l'histoire, 4), 2012, p. 172.
[1] - Payot, "Traces", Paris, 1976.
[2] - Selon l'expression de Francesco Casetti in Les thŽories du cinŽma depuis 1945,
Paris, Nathan, CinŽma, 1999, p.103.
[3] ‑ Paru pour la premire fois dans Communications n¡ 4, cet essai fut
repris dans le Tome I de ses Essais sur
la signification au cinŽma, pp. 39 ˆ 93. Les citations qui suivront seront
extraites des Essais. Celle-ci est extraite de la page 70.
[4] - op. citŽ, p. 67.
[5] - ElŽments de
Linguistique GŽnŽrale, Armand Colin, Paris 1974, p. 17.
[6] - op.
citŽ, p. 70.
[7] - op. citŽ pp. 72-73.
[8] - Metz, op. citŽ, p. 142
[9] - Ainsi, lÕanalyste pourra dŽconstruire en toute
innocence le magnifique montage alternŽ dans la fameuse sŽquence de tentative
de viol de la jeune Cameron par lÕhorrible mul‰tre dans Birth of a Nation ou travailler sur Roberto Rossellini en oubliant
lÕarticulation de son discours ˆ la fois thŽorique et filmique avec ses dŽbuts
dans la vie et le cinŽma, prendre en compte les films produits par la
Continentale ou par des capitaux fascistes italiens (Ah Les Enfants du Paradis !) sans penser les finalitŽs
recherchŽes par les puissances occupantes en finanant des films en pleine
guerre mondialeÉ
[10] - in L'expŽrience
hŽrŽtique, op. citŽ, pages 167 ˆ 196.
[11] - p.170 et p.169.
[12] - p.167.
[13] - p.168.
[14] - p.168 et 169.
[15] - ibid. p. 170.
[16] - ibid. p. 171.
[17] - CitŽ par Giuseppe Zigaina in "Pier Paolo
Pasolini et la contamination totale".
[18] - p.175.
[19] - Cf. La langue Žcrite de la rŽalitŽ, in L'ExpŽrience
hŽrŽtique, op. cit., p. 206.
[20] - p.141.
[21] - Sur le cinŽma,
p.202.
[22] - En 1966, Pasolini vient d'achever Uccellacci e Uccellini (sorti en France
en 1967, il ne fait que 43 000 spectateurs), Godard sort Masculin FŽminin et Bernardo Bertolucci tourne pour la tŽlŽvision La Via del Petrolio. La mme annŽe,
Michaelangelo Antonioni dŽbute une carrire internationale qui le conduira en
Grande Bretagne pour Blow Up
(exploitŽ en France en 1967 o sa palme dÕor lui permet de faire plus dÕ1,5
millions dÕentrŽes) puis aux USA pour Zabriskie
Point. Enfin, les EuropŽens commencent ˆ dŽcouvrir Glauber Rocha ; Dieu noir et Diable blanc sort en France
en 1967.
[23] - Cf. Le code
des codes in L'ExpŽrience hŽrŽtique, op. cit, p.256.
[24] - p.257.
[25] - Sur le cinŽma
Žcrit pour le n¡1 de Cinema e Film,
Hiver 1966-67, in L'ExpŽrience hŽrŽtique, p.204.
[26] - Rick Altman, "Penser l'histoire du cinŽma
autrement: un modle de crise", in Vingtime
sicle, revue d'histoire, n¡46, presses de Sciences Po, avril-juin 1995,
p.68.
[27] - Essais sur la
signification au cinŽma, Tome I, op. citŽ, p. 52.
[28] - in CinŽthique,
n¡ 7/8 pp. 1970, p. 35, note n¡ 80.
[29] - En 1966, les cinŽmas franais nÕaccueillent que 234
millions de spectateurs alors quÕen 1957 plus de 411 millions de spectateurs se
rendaient dans les salles.
[30] - Cf. Theodor Adorno & Max Horkeimer "La production industrielle des biens
culturels" publiŽ en 1947 et traduit seulement en France en 1974 in Dialectique de la raison, Paris,
Gallimard, rŽŽditŽ dans la collection Tel n¡82, 2000.
[31] - Traduction de l'italien "tardo-umanistico" par le grec opse: tard. p.155.
[32] - ibid., p. 196.
[33] - Cf. Le marxisme
et les problmes de linguistique, Joseph Staline, Editions de PŽkin, 1974.
[34] - Gilles Deleuze, L'image
mouvement, Paris, Editions de Minuit, 1985, p.42.
[35] - Une certaine
tendance du cinŽma franais, Franois Truffaut, Cahiers du CinŽma, n¡31, janvier 1954, p.15 ˆ p.29.
[36] - Ecrits
sur la politique et la sociŽtŽ, Editions de l'Arche, Paris, 1971 p. 110.
[37] - in CinŽthique,
n¡ 7/8 pp. 1970, 25 ˆ 63. Ce texte est une longue et pertinente analyse
critique de l'Ïuvre de Metz.
[38] - ibid. p. 53.
[39] - in Les Cahiers
du CinŽma, n¡ 229, mai-juin 1971, pages 39 ˆ 41.
[40] - ibid. p. 40
[41] - op. citŽ, p. 41
[42] - op. citŽ p. 93, note n¡1.
[43] - Y. Tynianov "Des fondements du cinŽma" in Cahiers du CinŽma, n¡220‑221,
mai‑juin
1970, p. 66.
[44] - Ces
textes, parus pour la premire fois dans Les
Cahiers du CinŽma en 1953 et 1955, ont ŽtŽ repris dans "Montage
interdit" in Qu'est‑ce que le
cinŽma?, op. citŽ, pages 115 ˆ 129.
[45] - op. citŽ, p.39.
[46] - ibid. p. 40.
[47] - ibid. p. 42
[48] - op. citŽ, p. 44.
[49] - op.
citŽ, p. 45.
[50] - op. citŽ,
p. 52. Lors de la publication aux Editions Klincksieck, Metz revient, en note,
sur son raisonnement et corrige certains points. Cependant., pour ce qui nous
intŽresse, il se contente de noter brivement, ˆ propos de sa conception qu'il
jugeait cavalire ˆ la premire rŽdaction "et qui nous para”t encore plus cavalire aujourd'hui qu'ˆ l'Žpoque
o cet article a ŽtŽ Žcrit". Note n¡1, p. 47.
[51] - "SŽmiosis de l'IdŽologie et du pouvoir", Communications n¡ 28, Le Seuil, Paris
1978, p. 16.
[52] - Sur le cinŽma,
p.201. Dans la sŽquence dÕouverture de Snake
Eyes (1998), Brian de Palma joue ˆ merveille avec les capacitŽs
manipulatrices du plan-sŽquence, contribue ainsi ˆ Žtayer le point de vue de
Pasolini et reste fidle ˆ sa vision du cinŽma quÕil exprime trs bien dans le
film de Martin Scorsese, "A personal
journey trough the American Movies" (1995): "Tout art crŽe une illusion pour le public qui verra la rŽalitŽ ˆ
travers cet Ïil spŽcifique. La camŽra ment en permanence, elle ment 24 fois par
seconde".
[53] - Sur le cinŽma,
p.202.
[54] - p.240.