D’abord, il y a cette guimbarde surchauffée sur la route des vacances, où Michel (Laurent Lucas) et Claire (Mathilde Seigner), jeunes parents accablés, tentent en vain d’endiguer les hurlements, les coups de pied et les nausées de leur progéniture, deux fillettes et un bébé à bout de nerfs. Tranche de vie banale, mais filmée de si près, sonorisée si puissamment, qu’elle semble marquer d’emblée une sorte de paroxysme, un point de non-retour… L’instant d’après, vue de très haut dans le ciel, la voiture n’est plus qu’un point brillant sur sa trajectoire rectiligne, comme la proie d’un prédateur invisible. On ne sait pas encore dans quel film on est, mais on sait déjà qu’on ne voudrait plus en changer, question d’alchimie entre la justesse instantanée du petit théâtre familial en surchauffe, l’inquiétante géométrie des vues aériennes, et la suavité décalée des accords de piano. Survient alors dans les toilettes désertes d’une aire d’autoroute le Harry du titre, ancien camarade de lycée de Michel, ainsi qu’il l’affirme à ce dernier. La scène est l’une des plus étonnantes que le cinéma français nous ait donnée cette année. Face à Michel, hagard, aux traits tirés, aux vêtements douteux et aux souvenirs embrumés, Harry (Sergi Lopez), jovial, élégant et frais, affiche une assurance, une mémoire et un enthousiasme qui donnent à la fois la chair de poule et le fou rire. Le grain de folie qui affleure dès cette séquence quasi hallucinatoire, Dominik Moll (avec son coscénariste Gilles Marchand) va le faire mûrir lentement, insidieusement, avec un redoutable sens du détail. Toute la première moitié du film s’apparente à une comédie grinçante et irrésistible où l’on voit Harry, flanqué de sa pulpeuse fiancée, Prune (Sophie Guillemin, la révélation de L’Ennui), s’inviter puis s’attarder dans la maison de campagne de Michel et Claire une bâtisse sombre et délabrée en rénovation toujours différée, faute de moyens et de temps. La cohabitation est d’autant plus incongrue que Harry mène grand train, en jeune rentier friqué et libre comme l’air, exclusivement préoccupé de plaisir, le sien et celui des autres. Il ne s’agit pourtant pas, pour le cinéaste, de tirer parti d’une basique confrontation de styles de vie diamétralement opposés, façon Etienne Chatiliez. Le sillon comique creu- sé par Dominik Moll est d’emblée coloré d’étrange, à l’image de cette étincelante salle de bains fuchsia, quasiment irréelle lorsque les propriétaires de la maison la découvrent, médusés, à leur arrivée. Et la drôlerie du film semble tout de suite dissimuler des abîmes. Elle plonge ses racines dans le terreau des frustrations, des désirs révolus, refoulés, comme en témoigne ce premier dîner à quatre (moment d’anthologie) où Harry récite soudain avec ferveur et sans l’once d’une hésitation un poème écrit par Michel, au temps du lycée, et oublié de ce dernier… Michel aurait-il pu devenir écrivain ? S’est-il laissé piéger par ses parents, sa femme, ses enfants ? A-t-il abdiqué le meilleur de lui-même pour une vie somme toute étriquée et pénible, faite de corvées, de contraintes, de concessions ? Jamais aucune de ces questions n’est formulée explicitement, mais on comprend très vite qu’elles résument peu ou prou l’opinion de Harry, l’ami qui veut du bien à Michel, le généreux parasite aux largesses de plus en plus délirantes… On comprend aussi que ces questions ne tardent pas à tarauder Michel lui-même, serait-ce à son insu. Ne s’échine-t-il pas à reboucher, au fond du jardin, un puisard profond comme l’inconscient, et dangereux comme la boîte de Pandore ? En disciple astucieux de Hitchcock, et en funambule hors pair, Dominik Moll parvient à la fois à différer la concrétisation du danger et à préciser son imminence. C’est d’abord une affaire de scénario, celui de Harry est particulièrement ciselé, émaillé de perles à l’éclat sournois mais persistant : ici, l’oeuf cru gobé par Harry en pleine nuit, juste après l’orgasme, pour entretenir sa virilité ; ailleurs, cette sentence ravageuse qu’il assène à Michel : « On ne peut s’épanouir que dans la disproportion. » C’est aussi une affaire de chair, d’espace et de lumière. A l’élégante précision de la photographie (qui culmine dans les séquences nocturnes) répond l’interprétation au cordeau du quatuor vedette. L’impériale ambivalence de Sergi Lopez, la panique contenue de Laurent Lucas, l’autorité suspecte de Mathilde Seigner et la naïveté opaque de Sophie Guillemin captivent tour à tour et en même temps, à la faveur d’un remarquable ballet de regards, au-delà de la savante horlogerie du dialogue. On ne dira pas quand ni comment le récit bascule, finalement, dans une dimension plus spectaculaire, proche de l’horreur et du fantastique et presque aussi maîtrisée que la montée en puissance de l’angoisse. Il faut se réjouir que cette deuxième moitié du film, malgré sa teneur en rebondissements « chargés », préserve intact l’humour noir de la première mi-temps et n’épuise nullement les mystères patiemment préservés jusque-là… Qui est vraiment Harry ? Un psychopathe ? La part maudite de Michel surgie des tréfonds inavouables de son désir ? Et chaque hypothèse interroge à sa suite la nature profonde des autres personnages, les deux jeunes femmes, mais aussi les parents de Michel, et son frère, apparus sur le tard. Audacieux et brillant mélange de genres, Harry est donc aussi un film qui, par la variété des lectures qu’il supporte, invite à méditer sur les forces secrètes et les rapports de pouvoir souterrains qui travaillent notre quotidien le plus familier. Indépendamment de la jubilation instantanée qu’on éprouve celle de la fameuse catharsis antique , on n’est pas près d’oublier le tableau final, son effrayante simplicité. Ni d’en finir avec cette question que le film entier pose implicitement à tout le monde : qui veut du bien à qui ? – Louis Guichard
HARRY, UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN
Réalisateur(s) : Dominik Moll
Acteur(s) : Sergi López, Laurent Lucas, Mathilde Seigner
Genre(s) : Drame, thriller
Origine : France
Durée : 1h57
Synopsis : Les vacances de Claire et Michel s'annoncent plutôt difficiles. Entre leurs trois enfants, énervés par l'infernale canicule qui sévit sur la ville, et cette maison de vacances qui est en chantier depuis cinq ans, le couple est sur les nerfs. C'est alors qu'Harry debarque inopinément dans leurs vies, prêt à tout pour faire le bonheur de son ami Michel, dont il bouleversera l'existence.